Un nouvel exemple de marché sans prix
CAA Nantes, 17-11-2023, n°22NT03825 , SELARL Pharmacie de l’Université
En l’espèce, le centre communal d’action social (CCAS) de Saint-Brieuc avait lancé une consultation en vue de la conclusion d'un contrat avec une pharmacie, en application de l'article L. 5126-10 du code de la santé publique, ayant pour objet l'externalisation de la préparation individualisée des médicaments des résidents de deux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). La Pharmacie de l’Université, qui a vu son offre rejetée, a saisi le tribunal administratif de Rennes pour obtenir l’annulation du contrat conclu entre le CCAS de Saint-Brieuc et la Pharmacie du Centre ou, à titre subsidiaire, la résiliation dudit contrat.
La candidate évincée soutenait notamment que le CCAS avait mis en œuvre à tort la procédure de passation propre aux marchés publics alors qu’aurait dû être mise en œuvre celle prévue en matière de concessions. Cette erreur dans la qualification du contrat l’aurait ainsi induite en erreur.
Toutefois, par un jugement du 13 octobre 2022, le juge de première instance a écarté le moyen sans véritablement revenir expressément sur la qualification du contrat litigieux et la procédure applicable. La Pharmacie évincée a interjeté appel de ce jugement. La Cour administrative d’appel de Nantes a pris soin de se prononcer sur la qualification du contrat.
La solution rendue en appel permet de revenir sur la notion de contrat de la commande publique et, en particulier, sur la distinction entre marchés publics et concessions à travers le critère du prix.
En effet, le marché public et la concession sont des contrats qui ont pour objet principal de répondre à un besoin précis d’un acheteur public ou d’une autorité concédante moyennant une contrepartie onéreuse qui prend la forme d’un « prix ou tout équivalent » dans le cadre d’un marché public et un « droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix » dans le cadre d’une concession.
En l’occurrence, la Cour constate, d’abord, que le contrat permet au CCAS de Saint Brieuc de « remplir d’une manière plus efficace sa mission de prestations de soins et d’accompagnement en qualité de gestionnaire d’EHPAD », mission d’intérêt général et d’utilité sociale au sens du code de l’action sociale et des familles. De la sorte, le contrat répond à un besoin réel.
Ensuite, concernant la contrepartie onéreuse, les trois pharmacies soumissionnaires ont proposé de ne facturer aucun prix au CCAS de Saint-Brieuc et de « se rémunérer exclusivement grâce aux versements faits par les résidents ou l'assurance-maladie ». Toutefois, les juges nantais ont constaté que le service rendu par la Pharmacie titulaire, qui consiste à dispenser des prestations pharmaceutiques – dispensation de médicaments et suivi pharmaceutique - auprès des patients des deux EHPAD, ne fait l’objet « d’aucune rémunération sous la forme d’un prix » versé par le CCAS. En revanche, ils ont considéré que le titulaire se rémunérait « en exploitant de manière durable l’accès à la clientèle des EHPAD ».
Autrement dit, la mise à disposition de la clientèle des deux EHPAD, pour une durée de trois ans, à la Pharmacie du Centre en contrepartie de la participation de cette dernière « aux obligations de suivi individualisé régulier des patients, en lien avec le personnel médical, en utilisant notamment le cahier de liaison » constitue une prestation équivalente à un prix permettant de retenir la qualification de marché public.
La solution de la Cour administrative d’appel de Nantes s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle, tant nationale qu’européenne, d’une conception large de la notion de « prix ».
D’une part, cette décision affirme que l’accès à une clientèle, à titre exclusif, peut ainsi constituer « la contre-prestation à laquelle procède l’autorité publique » (1) pour obtenir la prestation commandée.
D’autre part, cette décision semble également confirmer que le fait que la somme correspondant à la contrepartie de la prestation soit être versée non par le pouvoir adjudicateur mais par des tiers, les destinataires (2) de la prestation ou un organisme extérieur (3), ne fait pas nécessairement obstacle à ce qu’elle soit regardée comme un prix, rendant le contrat qualifiable de marché public.
Enfin, il convient de préciser que la somme versée par les usagers doit nécessairement être en lien avec la prestation commandée par l’acheteur public. C’est la raison pour laquelle la Cour administrative d’appel de Lyon a refusé, en 2020, de retenir la qualification de marché public à l’égard du contrat de livraison de médicaments « prescrits dans des contenants individuels aux noms des résidents » (4). En effet, si les résidents acquittaient le prix de leurs médicaments directement auprès du pharmacien, cette somme ne constituait pas la contrepartie du service de livraison commandée par l’EHPAD. Dans ces conditions, et dès lors que le pharmacien ne participait pas à « l’organisation ou à la supervision de l'administration des médicament », la prestation ne pouvait être regardée, contrairement aux faits de la décision commentée, comme exécutée en contrepartie d’un prix ou d’une prestation équivalente.
Par conséquent, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 17 novembre 2023 précise la qualification de contrats, souvent qualifiés de « gagnant-gagnant », dans lesquels l’acheteur public octroie au titulaire un accès privilégié à sa clientèle ou à une base de données en contre partie de la prestation commandée. Une telle contre-prestation s’apparente à une rémunération qui emporte la qualification de marché public et détermine la procédure applicable.
(1) CJCE, 11 juill. 2001, Aff. C-399/98, Ordre des architectes de la province de Milan c/ Cne de Milan, précisément point 77
(2) v. par ex. : CE, 26 sept. 2012, GIE « Groupement des poursuites extérieures », n° 359389
(3) v. par ex. : TA Paris, ord., 9 mars 2021, n° 2102041, Société Tk’Bue Agency
(4) CAA Lyon, 4e chambre, 9 janvier 2020 – n° 18LY00267