Selon le droit européen, l’acheteur peut prévoir des délais de paiement supérieurs aux délais de paiement de droit commun 

CJUE, 06-02-2025, aff. C-677/22

Saisie d’une question préjudicielle par une juridiction polonaise qui avait à connaître de la légalité d’une clause d’un marché public polonais prévoyant un délai de paiement de 120 jours, la CJUE a rendu un arrêt peu commenté qui pourrait engendrer des répercussions en droit français pour les acheteurs nationaux, dont les centres hospitaliers, qui prévoient des délais de paiement supérieurs aux exigences du code de la commande publique. 

La demande de décision préjudicielle portait sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 5, de la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 2011, concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales (JO 2011, L 48, p. 1). Selon cet article 3 de cette directive « les Etats membres veillent à ce que le délai de paiement fixé dans le contrat n’excède pas 60 jours civils, à moins qu’il ne soit pas expressément stipulé autrement par contrat et pourvu que cela ne constitue pas un abus manifeste à l’égard du créancier au sens de l’article 7 ». Cet article 7 intitulé « clauses contractuelles et pratiques abusives » précise à son paragraphe 1 que « pour déterminer si une clause contractuelle ou une pratique constitue un abus manifeste à l’égard du créancier, au sens du premier alinéa, tous les éléments de l’espèce sont pris en considération, y compris (…) si le débiteur (c’est-à-dire l’acheteur en ce qui nous concerne) a une quelconque raison objective de déroger [...] aux délais de paiement visés à l’article 3, paragraphe 5 ». 

La CJUE résume la question préjudicielle qui lui est posée en indiquant que la « juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 5, de la directive 2011/7 doit être interprété en ce sens que l’expression « expressément stipulé autrement par contrat », figurant à cette disposition, s’oppose à une clause contractuelle fixant un délai de paiement supérieur à 60 jours civils déterminée unilatéralement par le débiteur ». 

Pour répondre à cette question préjudicielle, la Cour de Justice reprend les deux conditions posées par l’article 3 de la directive 2011/7/CE pour vérifier s’il est possible de déroger au délai de paiement maximal de 60 jours civils. Pour rappel selon l’article 5 de cette directive, une telle dérogation est possible lorsqu’une clause contractuelle prévoit un délai de paiement supérieur à 60 jours et que cette clause ne « constitue pas un abus manifeste à l’égard » du prestataire.

S’agissant de la première condition liée à la présence d’une clause contractuelle prévoyant un délai de paiement supérieur à 60 jours, la CJUE indique (§33) qu’il convient d’adopter une interprétation unique de cette disposition dans l’ensemble de l’Union européenne afin de respecter les exigences de l’application uniforme du droit de l’Union et du principe d’égalité. Une fois ce principe rappelé, la CJUE indique que « l’exigence d’une stipulation expresse implique cependant que, compte tenu de l’ensemble des documents contractuels et des clauses contenues dans ce contrat, il puisse être établi que les parties au contrat ont exprimé leur volonté concordante d’être liées précisément par la clause fixant un délai maximal de paiement qui déroge à celui des 60 jours civils prévu à ladite disposition » (§34).

La CJUE poursuit en indiquant qu’une « telle exigence peut être satisfaite non seulement lorsqu’une telle clause a été négociée individuellement par les parties, mais également, notamment dans le cadre d’un contrat d’adhésion, lorsque la clause concernée a été mise en exergue par l’une de ces parties dans les documents contractuels de manière à la distinguer clairement des autres clauses du contrat en faisant ainsi ressortir son caractère dérogatoire et à permettre ainsi à l’autre partie d’y adhérer en toute connaissance de cause ». 

Dans le cadre d’un marché public qui constitue le plus souvent un contrat d’adhésion, l’acheteur public pourrait donc selon la CJUE prévoir dans le CCAP un délai de paiement supérieur aux délais réglementaires dès lors que le CCAP indique clairement que le délai de paiement spécifique à ce marché déroge au droit commun.

S’agissant de la deuxième condition liée au fait que cette clause dérogatoire et explicite ne doit pas constituer un « abus manifeste » à l’égard du prestataire, la CJUE rappelle que le considérant 28 de ladite directive interdit « l’abus de la liberté contractuelle » de l’acheteur au détriment du prestataire. La CJUE fournit pour cette seconde condition une « grille de lecture » en indiquant que pour déterminer si une clause contractuelle constitue un abus manifeste à l’égard du prestataire, il convient de prendre en compte « tout écart manifeste par rapport aux bonnes pratiques et aux usages commerciaux contraire à la bonne foi et à un usage loyal, la nature du produit ou du service, ainsi que, en particulier, la circonstance que le débiteur (c’est-à-dire l’acheteur en ce qui nous concerne) a une quelconque raison objective de déroger au délai de paiement ».

La CJUE en arrive à la conclusion (§45) que l’article 3, paragraphe 5 de la directive 2011/7 « s’oppose à ce qu’une clause contractuelle fixant un délai de paiement supérieur à 60 jours civils soit unilatéralement déterminée par le débiteur, à moins qu’il puisse être établi, compte tenu de l’ensemble des documents contractuels et des clauses contenues dans ce contrat, que les parties audit contrat ont exprimé leur volonté concordante d’être liées précisément par la clause concernée ».

Si l’on s’en tient à la position adoptée par la CJUE, un acheteur soumis au droit de la commande publique pourrait donc prévoir un délai de règlement des prestations supérieur aux délais de paiement de droit commun dès lors que :

- d’une part, une clause contractuelle prévoit explicitement l’application de délais de paiement dérogatoires 

- d’autre part, l’acheteur peut, en cas de contestation de la légalité de cette clause, démontrer qu’il a une « raison objective de déroger au délai de paiement ». Concernant cette seconde condition, on peut, en ce qui concerne le cas spécifique de la France, penser aux acheteurs hospitaliers qui, dans le cadre de « plans de retour à l’équilibre budgétaire » sont contraints de prévoir des délais de paiement de 120 ou 180 jours.

L’application de cette interprétation du droit de la commande publique issue de la CJUE au droit français peut, toutefois, soulever des interrogations. Le second alinéa de l’article L. 2192-10 du code de la commande publique dispose, en effet, que « lorsqu'un délai de paiement est prévu par le marché, celui-ci ne peut excéder le délai prévu par voie réglementaire. ». Or, les articles R. 2192-10 et R.2192-11 du code de la commande publique prévoient que les délais de paiement applicables aux pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices est de 30 jours ; celui des établissements de santé est de 50 jours, et celui des entreprises publiques est de 60 jours.

Si l’on s’en tient donc à une lecture stricte des dispositions de droit national, les acheteurs publics ne peuvent donc pas prévoir dans leurs CCAP des délais de paiement supérieurs à ces « maximums » prévus dans la partie règlementaire du code de la commande publique.

Toutefois, on peut s’interroger sur la possibilité pour un acheteur français d’invoquer cette jurisprudence européenne de la CJUE pour justifier la légalité de clauses contractuelles prévoyant des délais de paiement supérieurs aux délais prévus par le code de la commande publique. Sur cette question, les acheteurs qui souhaitent bénéficier de ce régime dérogatoire vont pouvoir, en première analyse, invoquer deux arguments juridiques dont la pertinence est à examiner. En premier lieu, la CJUE a, elle-même dans l’arrêt commenté, reconnu qu’il convient, sur cette question de la dérogation aux délais de paiement de droit commun, d’avoir un droit « uniforme » sur l’ensemble de l’Union. La CJUE justifie sa position en indiquant que la directive 2011/7 ne prévoit pas que cette question de la dérogation aux délais de paiement relève de la compétence des Etats membres. Sur cette question, pour la CJUE, le droit européen prime et les droits nationaux ne peuvent pas prévoir d’adaptations nationales. En second lieu, les acheteurs pourraient être tentés d’invoquer l’arrêt du Conseil d’Etat « Fédération des ascenseurs » du 18 décembre 2017 (req n° 404.870) qui prévoit que le juge administratif peut sanctionner une « surtransposition » d’une directive européenne lorsque la finalité de la directive en cause est d'élaborer une législation se substituant à celle des Etats membres. Sur cette question, le droit national ne pourrait donc pas être plus « sévère » que le droit européen. Le débat est ouvert. 

Ce qu'il faut retenir

1.
La CJUE reconnaît le pouvoir pour un acheteur de prévoir des délais de paiement supérieurs aux délais de paiement de droit commun 
2.
Le délai de paiement dérogatoire doit être indiqué dans le marché 
3.
En cas de contestation, l’acheteur doit justifier d’une raison objective le conduisant à prévoir des délais de paiement dérogatoires 
4.
L’application de cette jurisprudence au droit français est posée 

À propos de l'auteur

Antoine Alonso Garcia

Inscrit au Barreau de Paris depuis 1999, j'ai créé ma propre structure en 2007.

J’interviens essentiellement dans la conduite de projets publics, tant pour les maîtres d’ouvrage publics (gestion de la passation et de l’exécution des contrats) que pour les entreprises (réponse à appels d’offres, gestion des litiges d’exécution). Cette pratique intensive des projets publics m’a naturellement amené à développer une compétence en matière en droit de la construction (publique et privée) et en droit des assurances.

Maître de conférences pour le cours de droit de l’Ecole des Ponts et Chaussées, j'anime aussi de nombreuses formations en droit de la commande publique et en droit de la responsabilité administrative.

J'ai obtenu en 2020 la mention de spécialisation en droit public

J'ai créé en 2023 le Cabinet CORAL Avocats.


Rechercher des articles dans la même thématique :